Les Américains en pleine expansion somatique
par Dr. Raymond Schaus
Alors que le poids des Etats-Unis d’Amérique dans les affaires mondiales diminue (c’est du moins ce que certains prétendent), celui de ses citoyens ne cesse d’augmenter. Là-dessus, les statistiques sont formelles et unanimes. Six Américains sur dix sont en surpoids. C’est aussi ce que le voyageur constate de visu, comme j’ai pu le faire lors d’un récent voyage de quelques semaines dans le sud-ouest de ce pays indispensable sans lequel nous en serions encore à moisir dans un certain Reich millénaire, et auquel je suis redevable d’une partie non négligeable de ma formation. Dans les rues, la proportion des obèses parmi la foule est frappante, et encore les Etats visités cette fois-ci – Californie, Nouveau-Mexique, Utah, Nevada, Colorado – ne sont-ils pas à la pointe de cette anomalie en passe de devenir la règle, bien au contraire. Les Etats du Mississippi et de l’Alabama détiennent le record avec 31 % d’obèses au sens strict, au Colorado il y en a le moins, 18 %. Spectacle pathétique à Albuquerque que celui de ces jeunes parents avec leur garçonnet, tous les trois atteints d’obésité morbide, léchant chacun d’énormes boules de crème glacée en se traînant, encombrants, sur le trottoir.
L’ingestion excessive de calories est la principale responsable de l’épidémie de surcharge pondérale. Le soft drink, péché pas si mignon que ça des Américains, est une solution très riche en sucre et fait partie, comme l’alcool et le tabac, des sin goods qui contribuent finalement à lourdement grever le budget de la santé publique ; aussi la proposition a-t-elle été sérieusement lancée de le frapper d’un impôt indirect de consommation, comme c’est le cas pour les boissons alcooliques, donc d’accises, pour employer un belgicisme qui a aussi cours en Luxembourg. L’idée est séduisante dans l’optique préventive. Les sommes ainsi récoltées pourraient servir à traiter les diabétiques, si toutefois l’orthodoxie fiscale l’autorise. Mais les orthodoxies perdent elles aussi de leur rigidité avec le temps. Une bouteille de 0,33 l de Coca-Cola contient l’équivalent de onze morceaux de sucre ; un verre de jus d’orange ou de jus de pomme, l’équivalent de six morceaux ; un verre de thé glacé, très prisé par l’homo americanus, l’équivalent de six à huit morceaux. Il y a bien des variantes light c’est-à-dire très peu caloriques, mais elles sont le souvent introuvables, et de toute façon ne suscitent pas l’enthousiasme des consommateurs locaux.
Calories…
On dirait que les papilles gustatives des Américains sont conditionnées pour rechercher à tout prix le sucré et le gras. Les récepteurs du goût de tout un peuple baignent dans les crèmes, les sauces, les émulsions, les sirops, les jus. Il est toujours intéressant de pénétrer dans les surfaces commerciales (je l’ai fait au Wal-Mart, la plus gigantesque de l’espèce) et dans ces pharmacies d’un genre spécial qui autrefois s’appelaient drugstores (je l’ai fait chez Walgreens), pour scruter ce que les gens choisissent de manger. Ils sont largement à la merci d’une industrie alimentaire puissante et performante, qui s’empare des aliments de base, les dissèque, les décompose, les fragmente, les altère, les dénature, puis les redéfinit, les transforme, les reforme et les recompose, en ajoutant des sucres, de la graisse, des colorants, des produits exhaussant le goût et stimulant l’appétit, des corps chimiques organiques et inorganiques chiffrés qui n’osent avouer leurs noms ni leurs fonctions.
Sur les emballages, la liste des ingrédients est étendue, souvent ambiguë voire même mensongère, jouant sur la terminologie et les définitions ; elle induit plus en erreur qu’elle n’informe. Tel produit est à base de lait écrémé, mais si on se donne la peine de tout lire il contient aussi dans sa formule de la « graisse de lait ». Les aliments dits sans sucre (lisez : saccharose) sont souvent riches en glucose, qui est pire, car son pouvoir sucrant est moindre et il en faut donc davantage. Sur l’étiquetage d’une denrée bourrée de glucose, j’ai lu : « convient aux diabétiques » (ce qui fait beaucoup de clients, même aujourd’hui déjà, et qu’est-ce que ce sera à l’avenir !)). Pour rassurer le consommateur qui rechercherait des aliments pauvres en calories, la liste fingerprint commence par : graisse = zéro, et tout le monde n’a pas le temps ni la patience ni un verre grossissant pour découvrir un peu plus loin le pot aux roses d’une proportion écrasante de sucre. Les indications trompeuses, basées sur des prémisses douteuses, fleurissent impunément. L’US Food and Drug Administration laisse faire quand il s’agit de la composition des aliments, elle réserve sa sollicitude aux médicaments, ceux-ci seulement et leurs prétentions faisant l’objet d’une réglementation par voie légale
Pour habiller les salades, on dispose de plusieurs dressings, les uns plus épais et savoureux que les autres, minant cependant et contrecarrant les bonnes résolutions que les vertes feuilles nues serviraient mieux. Pour faire une omelette, on ne casse pas nécessairement quelques œufs dans une poêle ; on peut aussi y verser un liquide jaune visqueux livré dans de volumineux récipients et, certes, à base d’œufs, mais additionné en outre d’une série de produits dont de la farine de maïs en abondance. Sur les rayons des magasins, le yaourt nature est quasi inexistant : pas assez frelaté pour s’imposer! Pour la tartine, le fromage à l’ancienne – il y en a pourtant du bon – se voit fortement concurrencé par du cheese spread, où le fromage vit tristement la promiscuité avec les additifs. A la place d’une purée d’avocat figure un prétendu guacamole remplissant de petits pots, dans la composition minutieusement détaillée duquel on cherche en vain… l’avocat. Au restaurant, le bifteck enveloppé de bacon est proposé parmi ses congénères moins habillés, pour ceux qui trouvent trop peu succulent le bœuf non ainsi fortifié par de la cochonaille. Autrefois, les aliments bon marché étaient plutôt pauvres en calories, ces derniers temps leur densité calorique est élevée, expliquant en partie la corrélation négative entre le revenu des citoyens et la prévalence de l’obésité.
Voici des spécialités faisant venir l’eau à la bouche : Mushroom Six Dollar Burger ; Double Western Bacon Super Cheese Burger ; Jumbo Club Dogs. Comment résister à un dessert ayant nom : Baked Apple Dumplin covered with Pecan Streusel, Homemade Vanilla Ice Cream and Whipped Cream ? Les portions individuelles sont le plus souvent gargantuesques.
Il est vrai qu’une publicité tapageuse fait aussi rage en faveur des méthodes les plus variées, imaginatives et extravagantes pour perdre du poids. Au cours des années récentes, les bénéfices de l’industrie de l’amaigrissement sont allés croissant, n’empêchant pas la moyenne du tour de taille des gens de faire de même. Dans les environs des villes, des panneaux érigés par des cliniques spécialisées au bord des autoroutes vantent les résultats de la chirurgie bariatrique (la seule mesure efficace dans l’obésité extrême, c’est un fait ; la mortalité de 0,2 % pour la voie laparoscopique ou de 2,1% pour la méthode classique entre les meilleurs mains, au cours du premier mois suivant la réduction opératoire du volume gastrique avec anastomose intestinale, est un risque « normal », acceptable). Dans la ville de New York, les autorités se démènent pour obliger les restaurateurs généralement récalcitrants à indiquer les valeurs caloriques derrière l’énoncé des plats sur les menus. Dans les journaux et les magazines, à la radio et à la télévision, les réclames visant à séduire les consommateurs avides d’hydrates de carbone et de lipides rivalisent avec les appels en faveur des produits et de la cuisine pauvres en calories – il faut de tout pour faire un monde… et des affaires. Quand une même firme émet les deux sons de cloche, le monde du business s’extasie devant son esprit d’entreprise.
… et paresse musculaire
S’il est vrai que l’apport excessif de calories est le principal coupable, le manque d’exercice lui prête efficacement main forte. Le drive-thru Hamburger joint est dans la restauration rapide une institution emblématique favorisant l’adiposité : on s’y approvisionne en fast food sans même couper le moteur de son automobile et sans quitter celle-ci. Deux tiers des enfants ont un appareil de télévision dans leur chambre à coucher, un tiers bénéficie de l’accès à l’internet. En une année, les enfants et les adolescents sont bombardés sur le petit écran par environ 7500 réclames pour des produits alimentaires, la plupart du temps pour du junk food et du fast food, des snacks salés ou sucrés.
Dans une interview publiée par un journal local, des écoliers indiquaient passer quotidiennement six heures immobilisés par des jeux vidéo, il y en avait même un qui détenait le record avec 16 heures d’affilée. (Les études peuvent-elles encore avoir une place dans un tel monde ?) Le cerceau et la marelle avaient du bon ! Une contre-mesure concernant les adultes, suggérée par quelqu’un : qu’au lieu d’une pause café ou une pause cigarette, les patrons accordent à leurs employés quelques minutes pour courir autour du quartier…La menace de devoir payer deux places dans les avions en cas d’obésité morbide va-t-elle amener les gros et gras à résipiscence ? Le « frequent flier » au moins voudra ménager son portefeuille, si possible…Mais il y a aussi la revendication opposée : celle du lobby des gros demandant que les compagnies aériennes leur installent des sièges plus larges…
Pour ne pas paraître simpliste, reconnaissons que d’autres facteurs favorisent l’excès pondéral, outre l’exercice insuffisant et les mauvaises habitudes alimentaires. On parle de facteurs biologiques, génétiques et environnementaux, de déterminants comportementaux et sociétaux. L’adaptation biologique aux pénuries d’antan par l’emmagasinage de graisse s’est transformée en inconvénient pour l’organisme humain dans notre société d’abondance. Les Afro-américains grossissent plus facilement. (Il n’est plus permis de les appeler des « Noirs » ; nègre n’est plus aujourd’hui que celui, fût-il blanc, qui a écrit un article ou un livre signé par quelqu’un de plus important, le plus souvent de moins doué, que lui ; cette notion vaut aussi couramment pour les discours des politiques).
Les médecins en général, les diabétologues en particulier pour qui le siècle sera d’or, ont du pain, ou plutôt de la graisse, sur la planche. Mais balayons aussi devant notre porte ! D’autant plus qu’en 1800 déjà, J.-B. Lacoste, préfet du Département des Forêts, notait, dans un rapport au Directoire à Paris, que les Luxembourgeois étaient « plus corpulents que maigres…Leur nourriture consiste essentiellement en lard, sauercraut et légumes farineux dont ils font une très grande consommation. Il se tue dans la ville seule, six mille cochons annuellement… Le goût de la pâtisserie et de la bonne chère en général domine à Luxembourg à un degré singulier… »
Prenons donc garde, même si les Américains nous devancent, comme c’était aussi le cas dans quelques autres domaines aux résonances plus positives et plus dignes d’émulation! Vingt pour cent des Luxembourgeois adultes souffraient de préobésité ou d’obésité en 2007 (ils étaient 14,7 % en 1997). La médecine préventive a de beaux jours devant elle, si elle tient résolument le rôle qu’elle s’est fixé, pour le plus grand bien de tous et surtout de ceux qui en ont le plus besoin : les sédentaires et les gloutons. Aidons-les, mais fuyons leur exemple !